Entretien ave Oz Karahan

Un entretien avec Oz Karahan – ancien candidat MEP et président de l’organisation de l’Union des Chypriotes.
« En Europe, les politiciens et le public n’ont pas la moindre idée de la situation politique et communautaire de Chypre et du génocide invisible auquel les Chypriotes turcophones sont confrontés du fait de la Turquie. »

De Elke Schneider / 24.07.2019

Les élections au Parlement européen sont très importantes pour l’Union Européenne. Cette année, nous avons été témoins d’un dur affrontement entre les sociaux-démocrates, les populistes de droite, les verts et les autres. Mais, la petite nation et île Chypriote de l’Union Européenne avait une autre sorte de compétition à mener. Cette année, pour la première fois, les Chypriotes turcs participaient aux élections avec de fortes personnalités et des formations politiques. Finalement, un Chypriote turcophone a obtenu un siège sur les six alloués à la république de Chypre.
Avant les élections, je me suis entretenue avec Oz Karahan, 29 ans et personnalité politique majeure de la communauté chypriote. Il est le président de « l’Union des Chypriotes », l’organisation nationaliste chypriote progressiste. Il était aussi le candidat MEP du « mouvement Jasmin » de Sener Levent. Son organisation et lui-même combattent les satellites politiques de la Grèce et de la Turquie sur l’île et défendent l’idée d’une Chypre indépendante conformément à leur slogan : « Chypre aux Chypriotes ».

Oz Karahan

Elke Schneider : C’est une élection historique dans l’histoire de Chypre à cause des candidats imposants qui y participent. Et le doute n’est pas permis, l’un d’eux est Sener Levent, le journaliste légendaire luttant contre l’occupation turque et son président Erdogan. L’Union des Chypriotes et vous-même êtes des noms connus faisant activement campagne pour les mêmes objectifs. Pourriez-vous expliquer à nos lecteurs comment ces importants acteurs politiques se sont retrouvés ensemble ?

Oz Karahan : Tout d’abord, nous disposons d’un avantage : Chypre est une petite île et tous les combattants se connaissent très bien. Comme vous le savez, notre beau pays est sous occupation depuis 1974 et l’oppression de la Turquie à l’encontre des Chypriotes turcophones, pris au piège sur les terres occupées, a augmenté de façon spectaculaire après « les manifestations des Chypriotes turcs de 2011 ». Les attaques contre le journal Afrika, le 22 janvier 2018, ont marqué un tournant en nous faisant comprendre que nous devions nous réunir en tant que force progressiste combattante contre la présence illégale de la Turquie sur l’île. C’est l’esprit qui prévaut au fondement de la formation d’une liste commune de personnalités chypriotes importantes, bien connues dans la société, et participant aux élections du Parlement européen.

Elke Schneider : S’il vous plaît, dites-nous en un peu plus sur vous-même et votre parcours.

Oz Karahan : Je suis né en avril 1990 et j’ai embrassé très jeune l’action militante. Ayant passé mes jeunes années à Famagusta et faisant partie de différentes formations, j’ai dirigé le mouvement de jeunesse appelé « LINOBAMBAKI » qui était un des groupes stationnés à la frontière lors des manifestations contre la Turquie. Après des études universitaires en République tchèque, je me suis d’abord installé aux Etats-Unis et suis devenu un membre actif du parti communiste. Plus tard, je suis allé en Suède pour un court moment où j’ai rejoint le Kommunistiska Partiet. J’ai été l’un des fondateurs de « l’Union mondiale des Chypriotes turcophones » (WUTC) qui est devenue « l’Union des Chypriotes ». J’en suis actuellement le président. C’est l’une des plus grandes organisations luttant pour l’indépendance de Chypre et des Chypriotes. Et maintenant, je suis un candidat MEP pour le mouvement Jasmin.

Elke Schneider : Eh bien, voilà une histoire intéressante. Mais dites-nous, pourquoi êtes-vous devenu devenu politiquement actif ? Quelle a été l’origine de votre activisme politique ?

Oz Karahan : « Les circonstances », est, je pense, la meilleure réponse. Vivre sous l’oppression turque et voir chaque jour notre culture attaquée par quelques outsiders m’a donné la volonté de réagir.

L’Union des Chypriotes.

Une fois l’occupation reconnue, Chypre a connu, en 2004, sa meilleure chance d’être réunifiée à nouveau avec le plan Annan de l’ONU, du nom de son secrétaire de l’époque, Kofi Annan. Cette proposition était soutenue par 65% des Chypriotes turcs mais par seulement 24% des Chypriotes grecs. L’agression de la Turquie contre les Chypriotes turcs s’est intensifiée avec le parcours politique d’Erdogan sur la voie d’un pouvoir pseudo-dictatorial. Mais au contraire de ses propres citoyens, les Chypriotes turcs ne lui ont pas obéi et, en 2011, il y a eu de grandes manifestations contre la Turquie appelées « Rallyes de survie communautaire » (Communal Survival Rallies). Des manifestations anti-turques similaires se produisent de temps en temps dans les zones occupées de Chypre par les Chypriotes turcophones.

 

Elke Schneider : S’il vous plaît, expliquez-nous brièvement ce qui est arrivé et ce qui se passe actuellement dans les zones occupées de Chypre.

Oz Karahan : Comme vous le savez, Chypre était une colonie britannique jusqu’à son indépendance en 1960. C’était une époque où la plupart des colonies ont obtenu leur « indépendance ». Mais bien sûr, les impérialistes n’avaient pas l’intention de quitter cette île, lieu stratégique pour le Moyen Orient et porte-avion insubmersible – Chypre -, si facilement. D’abord, ils ont essayé de créer un conflit intercommunautaire à Chypre en utilisant leurs marionnettes : la Grèce et la Turquie, tout juste après l’indépendance. Beaucoup de Chypriotes progressistes des deux communautés qui combattaient pour une Chypre unie et indépendante, ont été réduits au silence par des formations armées grécophiles and turcophiles. Et ensuite, après le coup d’Etat d’origine fasciste en Grèce, soutenu par les Etats-unis, Chypre a également connu un coup d’Etat à l’instigation d’un groupe de citoyens grécophones chypriotes. Cela a finalement débouché sur l’invasion turque.

Elke Schneider : Et aujourd’hui …

Oz Karahan : Depuis, nous avons une île à moitié occupée, un Etat fantoche non reconnu au nord qui est contrôlé par la Turquie et des centaines de milliers de colons turcs illégaux originaires d’Anatolie, envoyés là pour occuper le terrain. Le sujet des « colons illégaux » est une question très grave parce qu’ils sont les principaux instruments de la Turquie dans la poursuite de la colonisation complète des zones occupées et l’exercice d’une oppression sociale, culturelle et économique sur les Chypriotes turcophones, pris au piège au nord de l’île. Historiquement, ces derniers n’ont jamais été en bons termes avec la Turquie en raison de différences culturelles et sociales. Les Chypriotes turcophones ne sont ni ethniquement ni culturellement turcs, même si des thèses britanniques et turques essayent de prouver le contraire, grâce à une histoire artificielle inventée. Diviser pour conquérir a été ici la règle du jeu ; comme ce fut le cas dans de nombreuses colonies après le départ des colonisateurs. Les Chypriotes turcophones sont simplement des gens qui se sont convertis lors de la période ottomane afin de sauver leur vie et d’échapper aux impôts. C’est pourquoi, la culture des chypriotes turcophones est l’une des plus séculaires et anti-religieuses de la planète, un fait qui ne plaît pas à la Turquie. Et aujourd’hui, à cause de l’occupation, cette communauté européenne doit vivre avec des Anatoliens aux valeurs diamétralement opposées aux leurs.

Elke Schneider : C’est un problème considérable. Et aussi, nous savons maintenant que le nombre de colons illégaux dans les zones occupées est désormais bien plus important que celui des Chypriotes.

Oz Karahan : Exactement. Même si la Turquie essaie de le cacher afin de ne pas attirer l’attention de la communauté internationale, il y a un demi-million de colons turcs illégaux vivant dans les zones occupées. Et les Chypriotes turcophones ne sont qu’une centaine de mille. A cause de la pression exercée par la Turquie et les colons, les Chypriotes quittent l’île chaque jour et cela signifie que bientôt la colonisation des terres occupées sera complète. C’est pourquoi nous combattons pour continuer à exister sur nos terres et poursuivons nos campagnes auprès des organisations intergouvernementales. Parce que malheureusement aujourd’hui, de l’avis des partis de tous bords, le maintien du statu quo actuel leur convient. Pendant que la Turquie colonise des terres précieuses, les gouvernements de la République de Chypre recherchent une sorte de solution « fédérale » qui permettrait à la Turquie de rester sur l’île pour toujours.

Elke Schneider : Tragique… Quels sont les buts et objectifs principaux de l’Union des Chypriotes ? Quelle est votre opinion sur la solution au problème de Chypre ?

Oz Karahan : Nous soutenons et promouvons le Chypriotisme (nationalisme chypriote) avec ses valeurs progressistes. Nous croyons en une Chypre unie selon le principe « une nation, un drapeau, un pays et un État. »

Dans ces élections européennes, les Chypriotes turcophones ont un autre candidat de forte stature qui a gagné un siège au Parlement, Niyazi Kizilyurek. Il est professeur et croit au fédéralisme. Et il était le candidat de l’un des plus importants partis politiques de Chypre, l’AKEL. De nombreuses personnes croient que l’AKEL a amorcé ce mouvement afin de diviser les votes du mouvement Jasmin. Cependant, il y a une différence entre Niyazi Kizilyurek et Oz Karahan, : c’est leur opinion sur la Turquie. Niyazi Kizilyurek entretient des relations étroites avec les institutions et les hommes politiques de ce pays. C’est pourquoi il hésite à s’exprimer clairement quand les questions liées à la Turquie sont évoquées. Mais Oz Karahan et les autres candidats du mouvement Jasmin ont une longue histoire de lutte ouverte contre la Turquie.

 

Elke Schneider : Vous participez actuellement aux élections avec d’autres partis politiques financés par des sociétés importantes et des groupes financiers. Comment pensez-vous pouvoir surmonter ces grandes disparités de ressources ?

Oz Karahan : Comme vous le savez, de nombreux partis politiques sont financés par quelques groupes d’intérêt, c’est une situation écoeurante. C’est la même chose pour Chypre. Oui, vous avez raison sur un point, le fait qu’ils ont de l’argent ; ils ont des employés payés pour faire campagne en faveur de leurs candidats. Oui, ils mènent des campagnes de relations publiques prétentieuses et dispendieuses; oui, ils sont soutenus par des partis politiques, gardiens du statu quo. Mais nous n’avons pas besoin de tout cela, de toute façon. Nous sommes un mouvement authentique et nous avons le soutien directement des Chypriotes ordinaires, soucieux de leur avenir et de leurs enfants. Ils sont notre plus grande richesse et nos meilleurs représentants.

Elke Schneider : Je souhaiterais vous poser une dernière question, au sujet de vos projets d’après le 26 mai, si vous êtes élu. Quelles seront les principales causes que vous défendrez au Parlement européen ? La raison de ma question est que nous avons vu quelques candidats appartenant au plus important parti politique grec chypriote déclarer leur soutien en faveur de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Quelle est votre opinion sur tout ceci ?

Oz Karahan : Mon opinion sur ce point est que ces déclarations sont simplement une trahison. Il est clair que quelques partis et hommes politiques ont perdu momentanément la raison. Mais il est un peu extravagant de dire des choses pareilles pour un pays qui occupe illégalement la moitié de notre pays. Et pas seulement cela, nous parlons d’un régime dictatorial qui retient en prison de nombreux journalistes, étudiants, académiciens et hommes politiques. Aussi, je suis sans voix quand j’entends ce genre de déclaration de la part d’un Chypriote, parce que ce n’est pas le genre de choses qu’un patriote ou même un humaniste dirait. D’autres gens sont encore visés par le régime turque comme Sener Levent qui se bat pour l’indépendance de Chypre et des Chypriotes. Cependant, quelques officiels chypriotes grécophones n’hésitent pas à poser sur des photos de famille ou à aller en avion en Turquie pour participer à des dîners romantiques avec les membres du cabinet d’Erdogan, quelques semaines à peine après des attaques contre le journal Afrika du 22 janvier 2018. N’oublions pas un instant le fait que la Turquie est le pays occupant illégalement la moitié de notre petite île. Nous sommes des citoyens chypriotes et c’est à notre propre gouvernement (!) de défendre notre État. C’est tordu, mais c’est l’environnement dans lequel nous poursuivons notre lutte. Laissez-moi répondre à vos premières remarques à la lumière de ces faits. Si je suis élu, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour informer et éveiller la conscience internationale sur les évènements chypriotes et l’importance de mettre un point d’arrêt aux plans de colonisation des zones occupées par la Turquie.

 

Chypre est l’une des plus petites îles de l’Union Européenne et la polarisation de sa petite communauté est l’une des plus fortes. Mais blâmer la population pour cette situation est trop facile. Finalement, il s’agit bien d’une terre sûre taillée sur mesure pour les impérialistes occidentaux afin de contrôler le Proche Orient et ce sont ceux-là qui sont à l’origine de ce chaos social et politique. Alors soutenir des personnes comme Oz Karahan ou des organisations comme l’Union des Chypriotes dans leur lutte contre les colonialistes est un devoir pour nous tous, progressistes du monde entier.

Author

Elke Schneider

Translator

Danielle Kramer (France)

Études / travail : langue anglaise, enseignement et animation d’ateliers consacrés à l’apprentissage des langues et à la pratique de la lecture.

Langues : français, anglais, hébreu, et allemand; japonais, russe et grec moderne élémentaires

L’Europe… c’est une mosaïque de langues et de cultures encore à découvrir.

Author: alessandra

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